Donner des repères au lieu de poser des limites
Article paru dans le Hors-Série N° 10 du magazine Grandir Autrement
Par Genoveva Desplas
Donner des repères au lieu de poser des limites
Grandir sans limites ? Hors de question, dites-vous. En même temps, vous avouez qu’il vous arrive de ne pas vraiment savoir dire non ou d’être exaspéré d’avoir à le dire cent fois sans aucune réaction de la part de votre enfant. Et si l’on repensait le sens du fameux dicton « les enfants ont besoin de limites » ? Serait-ce le début d’une nouvelle façon d’éduquer ? Que deviendrait notre rôle de parent, enseignant ou accompagnateur face à une société qui ne demande que de suivre, d’obéir, d’entrer dans le cadre ? Quel avenir pour des enfants sans « limites » ? ! Et si, au lieu de poser des limites, nous donnions des repères ?
Contester le degré de liberté dont un enfant a besoin pour s’affirmer et grandir de manière épanouie n’est pas le sujet ici. Qualifier les parents de trop sévères ou trop laxistes serait en contradiction avec une pratique bienveillante. Mon souhait en écrivant ces lignes n’est pas celui de provoquer le débat sur le nombre de « non » et de « stop » qu’entend un enfant dès sa naissance et parfois jusqu’à ses 18 ans, où, du jour au lendemain, on lui fait croire que maintenant il fait ce qu’il veut parce qu’il est majeur. Dans une démarche d’éducation bienveillante, je vous invite à d’abord remplacer le mot « limites » par le mot « repères » ou par la notion de « cadre sécuritaire » et penser ensuite à ce que chacun de ces mots évoque en vous.
Les limites arrêtent, enferment, découragent, provoquent de l’énervement ou de la peur, rendent incapable. Les repères accompagnent, donnent de l’élan, présentent des possibilités, encouragent, s’appuient sur des informations ou sur un « mode d’emploi ». Les capacités de la personne qui obtient des repères ne sont jamais diminuées. Et si nous remplacions l’habitude d’instaurer des limites par celle de donner des repères ? Voyons à quoi cela peut ressembler dans les situations suivantes.
Un groupe d’enfants après une séance de piscine
Tous sous la douche, deux animateurs pour une douzaine d’enfants âgés d’environ 5 ans. Le poids de la responsabilité portée par les adultes en charge d’un groupe d’enfants m’aide beaucoup à me mettre en mode empathique et à éviter les jugements. J’essaie d’imaginer que ces cris sont avant tout une manifestation de peur : « Qu’est-ce qui peut m’arriver, à moi, responsable de ces enfants, si quelque chose de grave arrivait à l’un d’entre eux ? Je dois les regarder tous en même temps à tout instant ». Et alors, les limites se sont imposées : « Arrête de sauter ! Ramasse ton chouchou ! On ne bouge pas ! Stop, tu vas glisser ! » Les enfants n’ont pas l’air intéressés par les paroles de l’animateur.
Plus tard, l’animatrice a demandé « Alors, les enfants, vous savez pourquoi il faut se laver, bien se savonner en sortant de la piscine ? » Et là, tous les enfants ont regardé et écouté attentivement ! Oui, les enfants sont capables d’écouter des informations concrètes et utiles. « Le chlore peut irriter la peau », disait l’animatrice pendant qu’elle distribuait du gel douche. « Le chlore, c’est un produit que l’on met dans les piscines pour qu’elles soient propres, pour qu’il n’y ait pas de microbes parce qu’il y a beaucoup de personnes qui s’y baignent. Mais c’est trop fort pour la peau », poursuit-elle. En observant en détail, c’était épatant de voir la façon dont l’attitude des enfants s’est transformée. Les enfants continuaient à écouter tout en se frottant les bras. Cette personne a parlé de l’intérêt de sa demande, sans donner des ordres, sans dire non. C’est une façon de fournir des outils aux enfants pour qu’ils puissent s’en servir à nouveau. Des repères pour la vie. Concernant le danger de glissade, l’autre animateur aurait pu dire simplement « le sol mouillé est très glissant » en se mettant au niveau des enfants et en les regardant dans les yeux. Un simple « non » empêche l’enfant d’agir lorsque ses souhaits sont contrecarrés, il le prive aussi de réfléchir aux raisons qui poussent l’adulte à lui interdire l’action. Cet enfant, déçu ou enragé, perçoit que ses pensées et ses désirs ne sont pas écoutés, il détourne la parole de l’adulte. Il trouvera dans ce cas une façon de s’affirmer sans dialogue constructif. Par des mensonges, par exemple, ou par la contestation incessante. Dans une démarche exposant des repères, il se joue tout autre chose dans la tête de l’enfant, une réflexion se met en place et son réservoir affectif n’est pas atteint.
Vanessa, 5 ans, tire la langue quand ses parents reçoivent de la visite
Cela reflète probablement son besoin d’attention ou le désir de jouer avec les invités, des amis de ses parents qu’elle connaît bien aussi. Peu importe les raisons, ses parents sont très gênés par un tel accueil. Ils ont dit « mille fois » à Vanessa que « cela ne se fait pas », ils lui ont demandé d’arrêter de faire la petite princesse, que c’est très arrogant et malpoli de faire cela et que la prochaine fois elle sera punie. Cette prochaine fois ressemble à la précédente ! Rien ne se passe en réalité à part la scène de réprimande devant les invités, qui semble d’ailleurs, bizarrement, un moment intéressant pour Vanessa. Elle sait que sa mère va l’appeler « petite princesse » devant tout le monde tout en l’accompagnant dans la chambre de Papa et Maman pour regarder un DVD. Elle sait que Papa n’aime pas punir, donc ce petit rituel pernicieux présente plutôt des avantages que des limites.
Aucune information ne s’avère utile et constructive pour l’enfant. Que pourrait-il se passer pour Vanessa si ses parents lui parlaient de ce qui est vraiment dérangeant dans son comportement ? Elle est sans doute capable d’entendre, si on lui parle doucement et les yeux dans les yeux : « Vanessa, tu trouves amusant d’accueillir nos invités en tirant la langue, tu n’aimes pas qu’ils viennent. Ou tu as probablement envie qu’ils jouent avec toi, qu’ils te disent bonjour, qu’ils écoutent ce que tu as envie de leur raconter parce que tu as certainement des choses à leur raconter ». Les enfants tirent la langue quand ils ne savent pas quoi dire à la place, beaucoup d’adultes n’aiment pas qu’on leur tire la langue. Elle pourrait aussi entendre cela. Son père pourrait dire : « Je suis gêné par ton geste envers nos amis, je ne vais pas te punir, je préfère que tu me dises ce que tu peux faire à la place de tirer la langue. Que penses-tu de les recevoir avec un petit spectacle de marionnettes qui se disent bonjour et même qui se tirent la langue en se racontant une blague ? Il y a beaucoup de façons d’accueillir des amis, je suis sûr que tu as d’autres idées. Maman pourrait ensuite te mettre un DVD comme d’habitude. »
Céleste et Marion au musée
Céleste, 8 ans et Marion, 6 ans, étaient très enthousiastes à l’idée d’aller voir les salles d’exposition sur l’Égypte au Musée du Louvre. Leur père avait pris une journée de congés spécialement pour les accompagner. Il avait même fait une recherche sur le parcours idéal afin d’optimiser au maximum la visite et acheté un livre avec des jeux de piste sur le sujet. En arrivant au musée, Marion veut aller aux toilettes. Tous les trois partent à la recherche des toilettes, plus d’un quart d’heure sera nécessaire pour enfin revenir au point de départ de l’exposition. Le père dit « Ah, Marion, pourquoi tu n’as pas fait pipi avant de partir ?! » Reproche suivi d’un léger agacement général. Céleste et Marion commencent la visite avec beaucoup de curiosité, ils s’intéressent aux jeux de piste, ils posent des questions, ils trouvent cela « grand et mystérieux ».
Tout va bien jusqu’au moment au Céleste dit « Regarde, Marion, tu ressembles à cette momie ! Mais non, je rigole… ». Marion n’apprécie pas du tout la blague, elle grogne, rigole un peu puis elle dit : « Et toi, tu ressembles à celle-là ». Céleste court et dit « Et toi tu ressembles plus à celle-ci ». Cela devient amusant et les deux enfants se mettent à courir pour chercher d’autres points de comparaison… Papa s’énerve. Il s’approche des enfants (car il sait qu’au musée on ne crie pas) et dit : « Bon, ça suffit, restez concentrés. » Céleste dit : « Papa, j’ai soif ! ». Ce père pose des limites car il est clair que dans les musées, il est interdit de courir et de parler fort. Ce n’est pas la première fois que Marion et Céleste visitent un musée, quelqu’un leur a déjà dit que, dans le musée, on-ne-court-pas, on-ne-parle-pas-fort, on-ne-crie-pas, on-ne-joue-pas. Dur de se faire rappeler des interdits quand on commence à s’amuser et à chasser l’ennui. Il est important de donner toujours une deuxième (et une troisième) chance aux enfants pour assimiler et apprendre ce qui est vraiment utile dans une situation donnée. Cela favorise dès le plus jeune âge l’émergence d’une relation de confiance et de droit à « l’erreur ». C’est l’occasion de réfléchir, sous un angle bienveillant, à la nature des comportements des enfants. Au lieu de parler de droit à l’erreur, je dirais plutôt avoir le droit à l’expérimentation et l’apprentissage de la vie. Pour qu’un apprentissage s’opère, un cadre sécuritaire est plus efficace qu’une sanction.
La prochaine fois, Céleste et Marion bénéficieront des informations utiles pour faire une visite au musée. Sans aucun reproche, leur père pourrait dire : « Il y a une expo qui peut vous intéresser », présenter le thème et confirmer si cela intéresse vraiment les enfants, respecter la position de chacun et éviter de convaincre si l’un d’entre eux n’est pas motivé par l’événement. Parler et mettre par écrit le comportement convenable. « Que devons-nous faire pour que cette sortie soit agréable ? » Le père pourrait commencer par dire : « Aller aux toilettes avant de partir au musée, prendre une bouteille d’eau, faire la visite en une heure, quoi d’autre ? » « Voici ce qui est permis de faire au musée : parler doucement, dessiner ce que l’on voit, voir l’expo dans l’ordre que l’on souhaite, revenir sur une œuvre si elle nous a beaucoup plu, demander les audio-guides, visiter la librairie du musée (et peut-être acheter un livre ou une carte postale !) et puis, après le musée, aller courir au parc et prendre un goûter ».
Émile, 2 ans, lance les objets
La mère d’Émile a beau dire non, Émile rigole et il recommence, il lance tout ce qui lui tombe sur la main, c’est pour lui très amusant. La mère d’Émile serait-elle prête à se renseigner sur ce qui motive, non seulement son fils, mais n’importe quel autre enfant de l’âge d’Émile à lancer les objets ? Elle serait probablement surprise de savoir que son fils est en train d’apprendre les lois de la physique à son si jeune âge ! Alors, à ce moment-là, elle pourrait donner à Émile des moyens, des occasions et des outils adaptés pour qu’il puisse continuer à faire ses expériences. Des repères au lieu de limites : préparer un sac avec des objets variés qu’elle aurait choisis et aller dans un espace sécurisant et ouvert uniquement dans le but de lancer. Une balle en mousse, un œuf, un caillou, une plume, etc. Communiquer avec lui sur ce que cette expérience lui apporte, la différence entre lancer une plume et lancer un caillou, le poids, la fragilité, les conséquences. Ce dialogue crée de l’ouverture. La mère d’Émile serait surprise de voir ce que ces moments de découverte peuvent apporter à leur relation. Poser un cadre d’action au lieu de poser des interdits.
Au Japon, les enfants font le chemin de l’école tout seuls dès l’âge de 6 ans
Casquette jaune, uniforme et d’autres signes de distinction servent à identifier les enfants qui se déplacent en autonomie dans les rues du Japon. Les parents accompagnent les enfants uniquement le premier jour d’école et ces derniers apprennent les consignes de sécurité, cela fait partie de leur éducation. Ils acquièrent des repères de sécurité. Une personne, souvent une personne âgée, assure une permanence dans certains croisements et sert de guide surtout pour les plus petits. Les petits Japonais n’ont pas besoin d’entendre quinze fois par jour « Donne-moi la main maintenant ! » ou « Non, tu ne cours pas, tu me donnes la main ! », « Stooop ! ». Drôle de sensation de les voir même prendre le métro sans la compagnie d’un adulte. Ce n’est peut-être pas pour autant que vous allez laisser demain votre enfant sortir de la maison tout seul. Ce n’est pas une mise en cause de ses capacités. Il faudrait commencer par instaurer des repères pour lui et pour la société qui doit également être prête à porter un regard attentif sur les enfants.
Comment aider l’enfant à se fixer des repères ?
En faisant en sorte qu’il puisse s’imprégner d’une information claire et concrète. C’est difficile pour nous, adultes, de revenir à la base des « petites » informations qui font déjà partie intégrante de notre vie (ou pas !). Traverser la route quand le bonhomme est vert et uniquement quand c’est vert, mettre un casque pour faire du vélo, aller voir un vendeur si l’on se perd dans un magasin, connaître son adresse par cœur, etc.
Il faut identifier ce qui nous amène à interdire ou limiter un comportement. Est-ce une croyance liée à nos valeurs, une phobie personnelle, une peur transmise par nos propres parents, un vrai danger ? Cela nous tient-il vraiment à cœur ? Les réponses à ces questions nous aideront à voir la différence entre imposer avec autorité et agir en toute cohérence. La fermeté va de soi lorsque l’on transmet aux enfants le résultat d’un travail approfondi. Il saura, en son temps, faire le tri en toute confiance, sans peur des reproches de ses parents et en sachant prendre ses propres risques. En faisant une liste des situations pendant lesquelles vous posez le plus souvent des limites, interrogez-vous sur ce que vous faites, ce que vous dites. Comment pouvez-vous changer les formules directives par des informations concrètes et utiles pour l’enfant ? Invitez votre compagne/compagnon à faire de même.
Adele Faber et Elaine Mazlish proposent, entre autres, des habiletés telles que "Donner des renseignements" (au lieu de donner des ordres par exemple...)
"Parler pour que les enfants écoutent, écouter pour qu les enfants parlent" Aux éditions du Phare